Je suis né à Hawaï d’un père américain d’origine française et d’une mère chinoise. La première fois que j’ai vu un rod, je devais avoir neuf ans. Un type près de chez nous avait un Ford 32 coupé 5 fenêtres choppé, droppé et chanelé, avec un moteur Oldsmobile à 6 carburateurs : le style du début des années 50. A chaque fois qu’il passait devant la maison, je me disais qu’un jour moi aussi j’aurais une voiture comme celle-là. Lorsque j’ai eu quinze ans, nous avons quitté Hawaï pour aller vivre à Los Angeles. A dix-sept ans, avec les 150 dollars offerts par ma famille pour mon succès au baccalauréat, j’ai pu acheter ma première voiture, un convertible Mercury 51 simplement droppé et équipé de jupes d’ailes arrière. Il avait un flathead préparé 3/4 course que j’ai cassé au bout d’un mois, et j’ai dû faire la plonge tout I’été dans un restaurant pour payer les réparations.
PREMIER ROD
J’ai échangé la Merc contre une berline 2 portes Ford 39 noire pourvue de son flathead d’origine, sur lequel j’ai installé une tubulure à deux carbus. A l’époque, j’avais un petit boulot chez Pep-Boys, l’équivalent américain de Norauto. Cela m’a permis d’avoir une remise sur un jeu de roues chromées neuves équipées de baby moons. Pour les monter, j’ai dû changer les tambours de la Ford : je suis allé à la casse en roulant, j’ai donné 2 dollars au casseur, j’ai démonté sur une épave de Ford 41 des tambours à 5 trous standard, je les ai montés sur ma Ford à la place des moyeux d’origine à 5 trous grand perçage, et je suis reparti. J’ai aussi fait refaire les sièges avant en skai pour 15 dollars.
En 1963, j’ai échangé le 39 sedan contre une Ford A roadster pick-up équipée de son 4 cylindres d’origine, sur laquelle j’ai monté quatre roues fil d’Imperial 54. A l’époque,les rods devaient être antérieurs à 1936, et non 1948 comme aujourd’hui (c’est en 1936 que Ford avait sorti son dernier roadster). Mon 29 avait encore ses tambours et son système de freins à tringles d’origine. J’ai fait installer des freins hydrauliques, mais sur l’avant seulement, car je n’avais pas assez d’argent. Un jour que nous étions partis en virée à Hollywood avec Jim Jacobs (celui-là même qui fondera plus tard Pete & Jake), j’ai dû freiner en catastrophe et la voiture est partie en tête à queue contre un trottoir. J’ai cassé la patte de fixation sur le châssis du wishbone splitté. J’ai dû rentrer à Long Beach en cahotant, derrière le roadster de Jim qui me servait de tampon.
CHANGEMENT DE MONTURE
En 1964, j’ai repéré un modèIe T roadster pick-up chez un collectionneur. Il l’avait restauré en 1948, il ne restait plus que quelques bricoles à faire dessus. Il en voulait 600 dollars. Je suis allé au swap-meet pour vendre mon A afin de financer l’achat du T. En fin de journée est arrivé ce type de la campagne. Il était venu de loin avec deux amis pour acheter une auto, et il n’y avait plus que la mienne à vendre. Il rn’en a donné 900 dollars cash. J’ai pu acheter un coupé Bel Air 52 pour 200 dollars, emprunter une remorque et aller chercher le T chez le collectionneur, à qui j’ai dû promettre de revenir montrer la voiture une fois que j’aurais fini de la restaurer. J’ai acheté une Bel Air sedan 55 pour 50 dollars, sur laquelle j’ai pris le V8 265 ci et Ia transmission. Je les ai montés dans Ie rod ainsi qu’un pont d’Oldsmobile que j’avais acheté 5 dollars, déjà équipé d’un ressort de T. Ensuite, j’ai mis un essieu droppé et des roues fil de Buick. Mais le T avait encore sa peinture et sa sellerie de 1948, car je n’avais pas les moyens de les faire refaire. Il n’y avait pas non plus de capote. J’ai fini par trouver un arceau de capote d’origine, et j’ai fait faire une capote complète pour 15 dollars. Ce roadster pick-up T était très flatteur d’aspect, mais en fait, il n’était pas très bien réalisé. J’ai voulu aller plus loin et construire une autre auto, et je me suis séparé de ce T pour 1 500 dollars.
SEDAN 2 PORTES
J’ai ensuite trouvé un T sedan 2 portes de 27 à Torrance. Il y avait là une casse de voitures anciennes, un endroit qu’on a peine à imaginer, avec des Packard et des Lincoln des années 20 et 30 à la pelle. J’avais l’habitude d’y rendre visite à un copain qui travaillait là. Un beau jour de 1966, j’ai vu au mur une annonce proposant un T pour 600 dollars. Je venais juste d’hériter d’une petite somme, j’ai acheté l’auto. Elle était dans son jus d’origine. Comme les T ont une conduite très particulière (accélérateur à main, changement de vitesses au pied), j’ai dû y aller avec un copain qui sï connaissait bien pour pouvoir ramener la voiture à la maison. Avant de démonter la voiture, j’ai récupéré le châssis dun autre T, et j’ai échangé toute la mécanique originale de mon T contre la préparation complète du châssis : caissonage, montage d’un moteur 260 de Mustang avec sa boîte auto, un train arrière de Ford 55 et des freins à disques Airheart. Je n’ai pas pu repartir en roulant le jour même, mais c’était presque ça.
J’aimais vraiment cette voiture. J’ai beaucoup roulé avec et je m’étais bien juré de ne pas la vendre. Elle avait des roues fil chromées de Buick. Je l’ai exposée dans un salon, et un type a craqué dessus. Il m’appelait toutes les semaines pour que je la lui vende. Il a commencé avec une offre à 1 500 dollars, ce qui était beaucoup pour l’époque. Deux mois plus tard, je lui ai vendu le T pour 3 500 dollars et il a même rajouté à la somme une coque de modèle T sedan 2 portes similaire à celle-là, complète avec les ailes et la carte grise, mais sans châssis. J’avais la base de mon nouveau rod.
T RESTO ROD
J’ai fait un deal avec un ami qui voulait se mettre à son compte : « Je te prête l’argent, tu me le rends sans intérêts, mais tu me fais mon châssis de T». Ce copain a monté la société J&J, à Stanton : c’est là que Boyd Coddington a fait ses débuts quelques années plus tard. II m’a construit de A à Z un châssis en tubes, ce qui était extrêmement rare à l’époque. Le moteur était un 289 de Mustang avec boîte C4. On a monté un pont de Jaguar, ce qui était alors totalement nouveau et osé. J’avais vu ça sur les photos d’un 29 roadster pick-up de San Francisco. A côté de cela, la voiture avait des roues fil et tout son accastillage d’origine. J’ai mis six mois pour construire ce rod. On était en 1968, j’avais vingt-cinq ans et j’étais pompier professionnel. Le T a fait la couverture de Rod & Custom en décembre 1969, ce qui m’a fait sacrément plaisir, mais sans me monter à la tête. Bien plus tard, en 1978, Hot Rod Magazine a classé ma voiture parmi les 10 meilleurs rods de Ia décennie, me saluant comme l’un des fondateurs du style resto-rod.
SLEEPER 34
En 1969, je me suis marié, et j’ai dû vendre le T pour acquérir une maison. J’ai acheté une Victoria 34, Ia seule voiture que j’ai jamais restaurée. Je l’ai ensuite vendue pour acheter mon roadster 34, celui qui a fait la couverture de Street Rodder en juillet 1974. C’était aussi un resto-rod, avec un V8 Mustang 302 et une boît C4. J’avais installé un train arrière de Mustang avec ses ressorts longitudinaux: ça se monte très facilement sur les 34, qui ont un châssis plus long que les Ford des années précédentes. La caisse était quasi parfaite, j’avais juste eu besoin de faire réparer l’aile avant, et j’avais échangé la réparation contre des pièces. Je I’avais peint, et j’avais installé une sellerie en kit LeBaron-Bonney. Jim Jacobs s’êtait occupé de l’isolation, Kenny Ellis avait fait la cloison pare-feu entièrement en alu. Les roues étaient des Kelsey-Hayes 15 pouces,les plus difficiles à trouver. En fait, j’avais un sleeper: technologie moderne et look original. Je m’amusais à voir la tête des gens sur l’autoroute quand ils se faisaient doubler par une voiture si vieille roulant aussi vite.
EPISODE TAHITIEN
J’avais trente-deux ans, j’en ai eu assez de la vie trépidante de Californie, j’ai eu envie de lever le pied, de me faire un petit retour à la nature dans un endroit vraiment calme. Je voulais revenir à Hawaï, et sur le chemin j’ai fait un détour par Tahiti pour passer quelques vacances. L’endroit m’a plu, je suis resté et j’ai acheté un terrain pour m’installer. J’ai travaillé pendant quelques années comme menuisier ébéniste, j’ai aussi été régisseur du domaine du Pdg américain d’une multinationale, un ami personnel du président Nixon. C’est à Tahiti que j’ai rencontré Martine, avec qui je me suis marié. J’ai passé quatorze ans là-bas, sans rod ! Mais un jour un copain des beaux jours du hot-rodding est venu me rendre visite pour un mois. II a amené quelques numéros de Rod and Custom, on a reparlé du bon vieux temps, ça a réactivé le virus. Comme Martine devait rentrer en France, je me suis dit : «Super je vais me racheter un rod, et au lieu de tourner en rond sur une île, je vais pouvoir rouler sur tout un continent».
Je n’avais aucune idée des problèmes qu’il pouvait y avoir en Europe pour rouler en rod.
INSTALLATION EN FRANCE
Sur le chemin pour rentrer en France, on s’est pris des vacances aux Etats-Unis et au Canada. Je voulais acheter aux US une voiture finie et l’expédier en France afin de rouler tout de suite. J’ai cherché dans les petites annonces du Hemmings, mais à chaque fois les voitures qui m’intéressaient étaient déjà vendues. Je suis passé en Pennsylvanie chez Posie, que j’avais rencontré quand j’étais allé au swap-meet d’Hershey, en 1974. Nous étions restés en contact Je voulais un phaéton 32. II n’y en avait pas mais il connaissait un roadster. Je l’ai acheté, et j’ai roulé avec pendant assez longtemps. C’était un rod standard, fiable, pour une utilisation journalière. Le moteur était un 350 alésé à 355, avec une boîte Turbo 400. Le pont Ford 9 pouces avait un rapport très long (3,00 à 1 pour rouler économiquement sur autoroute tout en conservant des capacités d’accélération intéressantes, grâce au faible poids de Ia coque poly.
Quand j’ai su qu’il se créait un club de rods (par l’intermédiaire de Nitro que je lisais déjà à Tahiti), j’ai été l’un des premiers à adhérer, et j’ai été vice-président de la FSRA et responsable des relations internationales jusqu’à mon départ de la France car la législation me semblait trop compliquée.
J’ai quand même roulé énormément avec mon rod. Je suis aussi allé au Nats anglais. Le rod a remporté le Prix des châtelains de Knebworth et le Prix de la plus longue distance. J’avais fait le voyage avec Jean-François Gros et son Ford sedan 34. Là-bas, nous avions retrouvé d’autres rodders français tels que Thierry Lemaître avec sa C4, Gilles Albert avec sa Monaquatre, Jean-tuc Louasil et son Ford coupé 32, Michel Thiéfine et son Ford coupé 34 et d’autres rodders de la FSRA. En revenant, nous avions fait une grande virée dans le sud de la France. Un total de 4 500 km dans l’été.
Beaucoup de souvenirs qui restent gravés dans ma mémoire.
J’espère bien remettre ça le plus souvent possible !
Sheldon Bardin